Review #21 / « Oublier Clémence » de Michèle Audin

L’arbalète, chez Gallimard, s’impose de plus en plus comme une collection de référence, faisant une place à des textes « écrits », brillants mais confidentiels.
Confidentiels, dans le sens où l’on sait qu’ils ne se vendront pas par dizaines de milliers et qu’on a peu de chance de les retrouver dans les listes de prix littéraires (et en même temps, quand on voit les libertés que les jurys prennent de plus en plus, peut-être n’est-il pas si incroyable d’imaginer voir apparaître dans les années qui viennent des textes édités chez l’arbalète dans lesdites listes, mais je m’égare).

J’ai choisi deux titres dans leurs dernières parutions : Oublier Clémence de Michèle Audin et Tenir jusqu’à l’aube de Carole Fives. C’est du premier que je voudrais parler ici.

Quand j’étais à la fac, j’ai suivi un master de recherche en Lettres modernes et je me suis « spécialisée » dans la littérature européenne du 18e siècle. J’ai surtout travaillé sur la place des femmes dans le roman, mais sans entrer officiellement dans ce qu’on appelle les gender studies. Ce qui m’intéressait (et m’intéresse toujours), c’était le filtre qu’apposaient les hommes sur les histoires de femmes pour les raconter. Comment ils modifiaient ces mêmes histoires en les faisant passer par leur subjectivité masculine. L’étude était complexe, en particulier parce qu’on manque sévèrement de matériau sur lequel s’appuyer pour analyser ces histoires de femmes de première main. J’ai passé un nombre d’heures impressionnant dans les fonds d’archives à éplucher des procès-verbaux et actes d’état civil de toutes sortes pour essayer de tirer des fils et sortir quelque chose qui dise une vérité de la condition des femmes du peuple. Ce n’était pas une mince affaire et pour faire les choses bien, il eût fallu des années de recherches, et probablement un cadre doctoral. Je ne dirais pas que j’ai échoué mais ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas réussi : mon objectif était trop élevé, la tâche trop ardue pour mon niveau en considérant le temps dont je disposais.

Je raconte ça, parce que ce que fait Michèle Audin dans Oublier Clémence me rappelle ce que j’ai fait pendant ces années. Sauf qu’elle le fait à la manière d’une auteure : elle n’écrit pas un mémoire, ne se prépare pas à répondre aux remarques et questions d’un jury. C’est beau, c’est écrit et c’est particulièrement touchant.

Michèle Audin part de l’acte d’état civil (7 lignes) d’une ouvrière décédée à l’âge de 21 ans au début du 20e siècle et le décortique pour raconter un peu l’histoire de cette femme en s’appuyant sur ce que l’Histoire nous a légué et dire quelque chose de la condition des femmes du peuple à cette époque. Mais elle a beau retourner sur les lieux de Clémence, il est bien difficile de repartir près de 140 ans en arrière et de faire abstraction des voitures et immeubles modernes pour revivre le quotidien qui était celui de l’ouvrière en soie.

Ce texte est d’une poésie rare. Il est court, chaque mot est pesé, précieux.
À chaque ligne, à chaque page, on est invité(e) à aller plus loin que le texte, à imaginer le chagrin que la perte d’un enfant de deux semaines peut causer.
On ne saura pas à quel mal Clémence a succombé à 21 ans de vie dans un hôpital où on meurt beaucoup à l’époque, mais les possibilités sont nombreuses. Elle laisse derrière elle un orphelin de 11 mois (son deuxième enfant), un veuf et une infinité de questions.

Il faudra lire le texte jusqu’au bout pour comprendre le lien qui unit Michèle à Clémence.

Michèle Audin, Oublier Clémence
éd. Gallimard, collection l’arbalète
65 pages, 10€

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